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Shanghai : l’exemple d’une métropolisation accélérée (2010)

« Shanghai est apparue ces dernières années comme l’une des principales métropoles émergentes de notre monde. Elle incarne, avec Pékin, le retour en force de la Chine sur la scène internationale […]. Le trait dominant de la modernisation de Shanghai est certainement sa rapidité. Il y a seulement vingt ans, la ville-centre gardait les témoignages urbains et architecturaux de la période moderne, celle des concessions étrangères et d’un premier essor entre les années 1910 et 1940. Aujourd’hui, elle se donne l’aspect, toujours plus évident, d’une métropole de rayonnement mondial. […]

Le développement économique contourne la ville en Chine dans les années 1980. Il se concentre dans des zones franches (zones économiques spéciales, zones de développement économique et technique) ou dans des régions littorales d’industrialisation rurale, comme le delta de la rivière des Perles.

La création de la Nouvelle Zone de Pudong à Shanghai, en 1990, symbolise la fin d’une telle politique […]. Pudong, à l’est de l’agglomération héritée, sur la rive droite du Huangpu, comprend le quartier d’affaires de Lujiazui, plusieurs zones économiques ouvertes aux investisseurs étrangers […], le nouveau port de Waigaoqiao à l’embouchure du Yangzi - doublé aujourd’hui par celui de Yangshan au sud-est de la municipalité - et l’aéroport international de Pudong.

Au-delà même des intérêts économiques, Pudong est surtout un gigantesque projet urbanistique. Il entend souligner la vocation métropolitaine de Shanghai à travers des réalisations urbaines prestigieuses : de très imposantes liaisons par ponts au-dessus du Huangpu […] ; l’édification de tours à Lujiazui (Perle de l’Orient, 1994 ; Jinmao, 1999 ; Centre financier mondial de Shanghai, 2008), à l’origine d’un nouveau front de mer face au Bund, façade historique de la ville portuaire de l’époque moderne ; la mise en service d’un train magnétique à grande vitesse de conception allemande, le Maglev, depuis l’aéroport en 2004. Par ailleurs, Pudong se couvre de réalisations immobilières, qu’il s’agisse de tours de bureaux ou de résidences collectives de différents standings. […] Enfin, lancée dans une logique de marketing urbain à l’échelle de la Chine - en concurrence avec Pékin et Hong Kong - mais aussi à celle du réseau des grandes métropoles asiatiques voire mondiales, Shanghai développe des infrastructures à même d’accueillir des manifestations de rayonnement international : le circuit destiné au Grand Prix de Chine de formule 1 et les opérations urbaines au sud du centre-ville […] en vue de l’Exposition universelle de 2010. […]

Un double mouvement, bien connu des métropoles mondiales, s’engage rapidement à Shanghai dans les années 1990 : une tertiarisation de l’économie au sein de l’agglomération centrale, avec une délocalisation des industries dans des zones économiques périphériques, et une gentrification urbaine, entraînant de nouvelles ségrégations sociospatiales, désormais directement liées au niveau de revenu des familles.

Entre 1990 et 2000, les arrondissements de la ville-centre perdent jusqu’à 10 % de leur population officiellement résidente. Un grand nombre d’habitants sont en effet poussés à migrer dans les banlieues immédiates ou dans des villes nouvelles périurbaines […].

Shanghai connaît déjà les défis de la ville mondiale de demain. Les questions de développement durable émergent avec une même rapidité. La métropole chinoise, lieu d’enrichissement et de ségrégation, illustre ainsi étonnamment l’avenir de la ville asiatique, voire de la ville tout court, dans un processus de mondialisation. »

 

Thierry SANJUAN, « Shanghai : l’exemple d’une métropolisation accélérée », Constructif, n° 26, juin 2010

La politique du skyline à Londres (2011)

« Depuis l’approbation du permis de construire de la Heron Tower en 2001, plus d’une dizaine de tours ont été construites et près d’une cinquantaine sont en

La Tour Shard (photographie 2015)

passe de transformer radicalement le skyline de la ville, modifiant sa ligne d’horizon chargée d’histoire et de symboles. Ces nouvelles tours sont de puissants leviers de spéculation et de communication pour les promoteurs, les investisseurs et les architectes. Soutenues plus ou moins explicitement par les équipes municipales qui se sont succédées depuis 2000, elles sont aussi des marqueurs du projet politique régional qui entend assumer la stature de Londres, ville globale et moteur de l’économie britannique.

Ces nouvelles tours suscitent cependant débats et controverses, qui se cristallisent particulièrement autour de la question du respect du patrimoine bâti. Dans le chaos du skyline du centre de Londres, Shard (310 m), la tour des superlatifs, des sobriquets, mais aussi des polémiques les plus médiatiques, dévoile enfin sa forme pyramidale à un public curieux et interrogatif. Au-delà des fonctions qu’elle héberge ou de ses qualités environnementales supposées, Shard suscite la controverse : « tesson de verre dans le cœur de Londres » pour les uns, « chef d’œuvre » pour les autres, Shard est un élément du débat sur la régulation du skyline de Londres. […]

Du haut de ses 310 m, Shard est la plus haute tour de l’Union Européenne et la première tour mixte de Londres, une ville verticale mêlant commerces, bureaux, hôtel 5 étoiles, logements et plate-forme d’observation selon son architecte, Renzo Piano. La tour, achevée en 2012, se situe à London Bridge, sur la rive Sud de la Tamise, en face de la City de Londres. Le gratte-ciel se dresse déjà dans le ciel de l’arrondissement de Southwark, quartier spatialement polarisé par des activités de bureaux à proximité de la gare de London Bridge au nord, et par des cités en difficultés sur les deux-tiers sud de son territoire. La mairie d’arrondissement de Southwark accorde à Sellar Property, le promoteur du projet, le permis de construire en 2002, louant les qualités architecturales du projet et son rôle de marqueur de revitalisation urbaine pour les quartiers défavorisés plus au sud. Le permis est ensuite confirmé avec enthousiasme par la mairie de Londres (Greater London Authority) dirigée par Ken Livingstone. Le maire affirme alors que Shard, construite partiellement sur la gare de London Bridge, maximise l’usage des transports collectifs et, par ses caractéristiques techniques, réduit de 30% sa consommation d’énergie par rapport à un immeuble conventionnel. […]

Shard est donc exceptionnelle par sa taille, son architecture et sa localisation. C’est un modèle de tour pour la revitalisation urbaine, repris depuis dans de nombreuses opérations d’urbanisme particulièrement à l’Est de Londres. […] Elle marque enfin la volonté d’instrumentaliser l’architecture audacieuse de certaines tours pour la promotion des intérêts des acteurs économiques, mais aussi politiques. […]

Depuis Shard, les rives sud de la Tamise, jusque-là épargnées, sont la cible des promoteurs qui cherchent à maximiser les vues exceptionnelles offertes par les différents sites. Une étude confidentielle récente – menée par un cabinet d’expertise immobilière sur les projets résidentiels de Southwark – a montré que la vue sur la ville pouvait accroître le prix de vente des logements de 20% en moyenne, voire beaucoup plus pour les étages les plus élevés. Depuis la rive sud de la Tamise, il est en effet possible d’embrasser la totalité du panorama du centre de Londres, de Westminster à l’ouest, à la City à l’est. […] Le skyline des villes, dimension du paysage urbain, est aussi […] un enjeu de pouvoir et de construction identitaire. »

Manuel APPERT, « Politique du skyline. Shard et le débat sur les tours à Londres », Metropolitiques.eu, 12 septembre 2011

L’Inde, un Etat en quête de puissance (Carto, 2014)

« Les élections législatives organisées entre le 7 avril et le 12 mai 2014 ont été saluées pour les nouveaux records qu’elles ont permis d’établir : près de 815 millions d’électeurs étaient invités à voter dans «la plus grande démocratie du monde» et deux tiers d’entre eux ont rempli ce devoir citoyen, ce qui fait passer le taux de participation de 59,7 % en 2009 à 66,3 %. Autre fait sans précédent, le Congrès national indien (INC en anglais) - lointain héritier du mouvement d’indépendance animé par le Mahatma GANDHI (1869-1948) - […] a enregistré la pire défaite de son histoire […] avec seulement 19,3 % des voix. […] Le grand vainqueur du scrutin est le BJP (Bharatiya Janata Party), le parti nationaliste hindou dont la « vague safran » (la couleur de l’hindouisme) a submergé le pays. […] Il s’agit d’un tournant dans l’histoire politique de l’Inde […] le BJP prône en effet une idéologie de l’« hindouité » largement dirigée contre les minorités religieuses. […]

Une autre menace pesant sur la démocratie indienne vise l’état de droit. La corruption a été au cœur de la campagne électorale en raison des scandales qui ont marqué le second mandat de Manmohan SINGH, notamment dans les secteurs des télécommunications et des mines. […] L’image de l’Inde - donc son soft power - se trouve remise en cause par des atteintes nouvelles concernant la place des minorités religieuses, le respect de la démocratie parlementaire, la lutte contre les inégalités, la vertu des personnalités politiques et la liberté d’expression. […] On rappellera que l’Inde est le pays qui présente le plus important nombre de pauvres au monde : entre 500 millions et 700 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté […] soit entre 40 et 60 % de la population totale. […] Ces atteintes s’ajoutent à d’autres. La montée d’une intolérance d’origine nationaliste hindoue affectait déjà les artistes et les viols suivis d’assassinats dont la presse s’est fait l’écho depuis quelques années ont jeté une lumière crue sur la condition des femmes. Si l’Inde peut toujours compter sur Bollywood pour redorer son blason, elle semble miser davantage sur un hard power qui reste toutefois assez limité. […]

L’Inde est une puissance émergente qui, dans les années 2000, s’est affirmée dans tous les compartiments du jeu international, qu’il s’agisse du hard power ou du soft power, non seulement en raison de ses succès économiques, mais aussi de son arsenal militaire, de son dynamisme démographique et de la force de séduction de son régime démocratique comme de sa capacité d’attraction culturelle. Comme d’autres pays émergents, elle semble toutefois ne pas bien savoir à quelle fin utiliser sa puissance. D’une part, elle a perdu le guide pour l’action diplomatique que lui avait légué Jawaharlal NEHRU à travers un ensemble de grands principes moraux eux-mêmes hérités de Gandhi.

Le non-alignement n’était pas une politique abstentionniste ; il s’agissait au contraire d’une démarche courageuse, comme la non-violence. D’autre part, New Delhi hésite entre la poursuite d’un rapprochement avec les États-Unis amorcé dans les années 2000 et une diplomatie d’inspiration anti-occidentale dont les BRICS constituent un puissant véhicule. »

 

Christophe JAFFRELOT, revue Carto n° 24, juillet-août 2014

Le général DE GAULLE s’adresse au Parlement après les accords d’Evian (mars 1962)

« Mesdames, Messieurs les députés,

La politique poursuivie par la République depuis tantôt quatre années au sujet de l’Algérie a été, à mesure de son développement, approuvée par le Parlement, soit explicitement, soit du fait de la confiance qu’il n’a cessé d’accorder au gouvernement responsable. Le référendum du 8 janvier 1961 a démontré, quant à la direction ainsi tracée, l’accord massif et solennel du pays.

Mais, voici que la proclamation du cessez-le-feu, les mesures fixées pour l’autodétermination des populations, les conditions adoptées quant à la coopération de l’Algérie et de la France […] dans le cas où l’autodétermination instituerait un État algérien indépendant, marquent une étape décisive de cette politique. L’ensemble des dispositions arrêtées en conclusion des négociations d’Evian avec les représentants du FLN et des consultations menées auprès d’autres éléments représentatifs algériens se trouve maintenant formulé dans les déclarations gouvernementales du 19 mars 1962.

Nul ne peut se méprendre sur la vaste portée de cet aboutissement en ce qui concerne, tant la vie nationale de la France, que son œuvre africaine et son action internationale. Nul ne peut, non plus, méconnaître les difficultés d’application qui en résultent aujourd’hui et risquent d’en résulter demain, non seulement quant à la situation d’un grand nombre de personnes et de beaucoup de choses, mais aussi dans le domaine de l’ordre public et de la sûreté de l’État. Il m’apparaît donc comme nécessaire que la nation elle-même sanctionne une aussi vaste et profonde transformation et confère au chef de l’État et au Gouvernement les moyens de résoudre, dans les moindres délais des problèmes qui seront posés à mesure de l’application.

C’est pourquoi, en vertu de l’article 11 de la Constitution j’ai décidé, sur la proposition du Gouvernement, de soumettre au référendum un projet de loi comportant l’approbation des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962 ; autorisant le Président de la République à conclure les actes qui seront à établir au sujet de la coopération de la France et de l’Algérie si l’autodétermination institue un État algérien indépendant et enfin et jusqu’à ce que soient, dans cette éventualité, créés en Algérie des pouvoirs publics algériens, attribuant au Président de la République le pouvoir d’arrêter, par ordonnances ou par décrets pris en conseil des ministres, toutes mesures relatives à l’application de ces mêmes déclarations.

Au moment où semblent s’achever enfin les combats qui se déroulent depuis plus de sept ans et où s’ouvre à la France nouvelle et à l’Algérie nouvelle, la perspective d’une féconde et généreuse coopération, je suis sûr, mesdames, messieurs les députés, que vous voudrez vous joindre à moi pour élever le témoignage de notre confiance et de notre espérance vers la patrie et vers la République. »

 

Extraits du message du général DE GAULLE au Parlement lu en session extraordinaire de l’Assemblée nationale, le 20 mars 1962. Journal officiel de la République française, débats parlementaires, 21 mars 1962

Mondialisation et mutations du transport maritime

« Dans les années 1970 […] une révolution du transport maritime est apparue avec l’invention du porte-conteneurs. Ce navire est hyper-standardisé et en même temps, dans les conteneurs, surnommés « boîtes », on peut mettre absolument tout ce que l’on veut. Le porte-conteneurs est une révolution puisque cette spécialisation du navire permet des gains de productivité dans la manutention du navire. […] Le conteneur est également manutentionné avec un portique, qui permet de le transférer du navire au quai et inversement. […] Ainsi l’invention du conteneur permet de réduire fortement l’escale d’un navire : on passe d’une semaine d’escale pour les cargos traditionnels à quelques heures pour un porte-conteneurs. […]

La conséquence induite par cette transformation brutale est la baisse de fréquentation des navires dans les ports, du fait de leur temps d’escale très bref. […] La seconde conséquence de cette spécialisation des navires est l’augmentation de leur taille. En augmentant la taille du navire, des économies d’échelles sont réalisées. Plus la taille du véhicule est imposante, plus le coût de l’unité transportée est réduit, et donc le coût du transport diminue. […]

Au-delà du gigantisme, la spécialisation des navires a des conséquences sur les ports. Le port maritime des années 1950 ne ressemble plus à celui que l’on connaît de nos jours. Aujourd’hui, le port maritime est une juxtaposition de terminaux spécialisés ; un grand port maritime dispose d’un terminal vraquier, d’un terminal roulier pour les voitures, de terminaux à conteneurs. […]

Les routes maritimes ont également connu un progrès organisationnel. […] Les armateurs ont ainsi concentré les flux sur des routes maritimes spécifiques, selon la technique des hubs and spokes (moyeux et rayons). Des routes majeures relient les ports principaux mondiaux sur lesquels vont être engagés les plus grands navires, des routes secondaires vont desservir les autres ports à partir de ces quelques nœuds. […]

Les porte-conteneurs s’organisent selon un autre système, comparable au système autobus, avec une desserte par des lignes régulières. […] Grâce à cette fiabilité, les industriels ou les firmes de la distribution peuvent concevoir une division internationale du travail d’un processus industriel. Ainsi, cette organisation du transport maritime rend possible la conception d’un jouet à Chicago, qui sera construit et assemblé en Asie, puis redistribué aux États-Unis pour la fête de Thanksgiving.

Aujourd’hui, plus de 9 milliards de tonnes de marchandises sont transportées annuellement par voie maritime. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, 550 millions de tonnes étaient transportées de cette manière. […] Les flux matériels à l’échelle internationale n’ont jamais été aussi importants. […] Le transport maritime, et notamment la conteneurisation, est l’épine dorsale de la mondialisation. […]

Au regard des grandes routes du transport maritime conteneurisé, l’Asie orientale est au cœur du système. Plus de la moitié des conteneurs manutentionnés dans le monde le sont dans les ports d’Asie orientale, du Japon jusqu’à Singapour. À partir de ce cœur, deux grandes routes apparaissent : l’une vers l’Europe ; l’autre vers la côte Ouest des États-Unis. […] La concurrence existe aussi entre Panama et Suez, ce dernier offrant parfois des temps et des coûts de traversée plus avantageux entre Hong-Kong et la côte Est des États-Unis. On observe ainsi une concurrence des routes maritimes à l’échelle mondiale. »

 

Compte-rendu du café géographique d’Antoine FREMONT à Chambéry-Annecy, 25 février 2015, publié sur le site Les Cafés Géo

Mondialisation et régionalisation des flux migratoires

« Dans un monde peuplé de 7 milliards d’habitants, 1 milliard sont en situation de mobilité, qu’il s’agisse de migrations internes (75 % des cas) ou internationales (25 %). Ces dernières n’ont cessé de croître au cours des quarante dernières années : elles concernaient 77 millions d’individus en 1975, 150 à la fin du siècle dernier, 190 au début du nouveau millénaire et 244 millions aujourd’hui. Elles présentent des configurations différentes et les migrants actuels se sont diversifiés. Aux traditionnelles migrations Sud-Nord (famille, travail, asile) s’ajoutent les migrations Sud-Sud (travail et asile), les migrations Nord-Nord (expatriés qualifiés) et les migrations Nord-Sud (seniors en quête de soleil et expatriés). Le Sud est devenu une région d’émigration mais aussi d’immigration et de transit.

En 2050, la population mondiale devrait atteindre 9 à 10 milliards d’habitants, dont la moitié d’Asiatiques et un quart d’Africains. En Europe, le vieillissement démographique va certainement se traduire par une demande accrue de main-d’œuvre qualifiée et non qualifiée, notamment dans le secteur des soins aux personnes âgées, tandis que le nombre de personnes venues poursuivre leurs études continuera d’augmenter, constituant une importante source de main-d’œuvre qualifiée. Autrement dit, les migrations ne sont pas près de s’arrêter : en 2015, les envois de fonds vers les pays en développement ont dépassé 500 milliards de dollars.

L’ouverture des frontières, appelée à devenir l’une des questions majeures du XXIe siècle, demeure pour certains une utopie, pour d’autres un objectif susceptible de mettre fin aux tragédies des milliers de clandestins qui meurent aux portes des frontières des pays riches, ainsi qu’à toutes les formes de sous-citoyenneté induites par la condition de sans-papiers. […] Des espaces de circulation régionale se dessinent aujourd’hui, correspondant aux systèmes migratoires régionalisés qui se sont spontanément mis en place.

Ainsi, dans le bassin méditerranéen, par exemple, la création d’un tel espace permettrait des complémentarités démographiques et de main-d’œuvre. […] Mais le Vieux Continent restera-t-il attractif face aux États-Unis ou au Canada ? Les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), de leur côté, attirent et recherchent des projets pour lesquels l’immigration de créateurs, de chercheurs, d’innovateurs serait encouragée et donc légale. D’autres espaces de circulation régionaux ont été créés au Sud, mais ils fonctionnent mal ou ont cessé d’exister, du fait des crises politiques. »

 

Catherine WIHTOL DE WENDEN, Atlas des migrations, Paris, Autrement, 2016, p. 10-11

Le pétrole, enjeu et arme au Moyen-Orient depuis le début du XXe siècle

« C’est en 1908 que l’on a commencé à soupçonner la présence de pétrole dans la région avec la découverte de gisements en Perse (Iran). L’exploitation débute en Irak en 1937. Dans les années 1930, c’est au tour de la péninsule arabique. […]

Ces concessions sont détenues par sept grandes « majors » pétrolières : cinq sociétés américaines, British Petroleum (Grande-Bretagne) et Shell (Grande-Bretagne et Pays-Bas). […] C’est durant la Seconde Guerre mondiale que les États-Unis, premier consommateur au monde, découvrent la valeur de l’immense potentiel saoudien. […] Les stratèges du plan Marshall font du pétrole du Moyen-Orient l’un des éléments essentiels de la reconstruction économique de l’Europe d’après-guerre. […]

La rente pétrolière augmente ainsi très rapidement. Au Koweït, on passe de 800 000 dollars en 1946 à 217 millions en 1954 ! Cette croissance est liée à la hausse de la production mais aussi à une meilleure répartition des revenus de la rente. Le Moyen-Orient combine à la fois les coûts de production les plus bas et les réserves de pétrole les plus importantes du monde. En 1956, la crise de Suez entraîne un relèvement des prix. Le retour à la normale et la hausse de la production mondiale provoquent un mouvement en sens inverse dès 1959-1960. Les pays exportateurs tentent de s’y opposer en constituant, en 1960, à Bagdad, l’organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) : au total 13 pays qui contrôleront au début des années 1970 plus de 85 % des exportations mondiales de pétrole.

La guerre israélo-arabe de juin 1967 bouleverse la situation. Le canal de Suez est à nouveau fermé, ce qui rallonge les circuits d’acheminement du pétrole du Golfe. […] Les pays producteurs ne se contentent pas d’augmenter les prix affichés.

Ils remettent en cause le système des concessions. À partir de 1971, les pays socialistes arabes comme l’Algérie, la Libye et l’Irak nationalisent les compagnies présentes sur leur territoire ; les pays conservateurs, eux, passent par un système de prise de participation croissante. […]

Lors de la guerre du Kippour en 1973, la réduction de la production conduit à un quadruplement du prix affiché en quelques semaines. Ce premier choc pétrolier entraîne une hausse vertigineuse de la rente pétrolière. […] La révolution iranienne de 1979 et la guerre Irak-Iran en 1980 provoquent un second choc pétrolier. Le prix du baril atteint 32 dollars en 1980. […] Le pétrole devient une matière première ordinaire soumise à une intense spéculation.

La fin des prix affichés, la diminution de la demande mondiale et surtout le développement de la production en dehors des pays de l’OPEP (mer du Nord, Alaska, Union soviétique) entraînent un contre-choc pétrolier : les pays du Golfe reviennent à des revenus réels proches d’avant le premier choc pétrolier. L’Arabie saoudite réplique en augmentant brutalement sa production. […]

L’OPEP tente d’enrayer la chute en s’imposant des quotas de production. Mais plusieurs pays du Golfe ne les respectent pas. L’invasion du Koweït en 1990 est en partie liée à l’impossibilité pour l’Irak de restaurer sa position de producteur majeur au lendemain de la guerre avec l’Iran en raison du non-respect des quotas. L’Arabie saoudite, qui contrôle le marché mondial, interdit l’existence d’un troisième choc pétrolier. La guerre du Golfe a fait perdre à l’Irak, sous embargo dès l’invasion du Koweït, sa place de producteur essentiel.

Après les « médiocres » années 1990, les années 2000, grâce à la hausse de la consommation mondiale et surtout aux importations de grands pays émergents (Chine, Inde), voient une montée continue du prix du pétrole. La région connaît un boom économique. […] L’euphorie dure jusqu’en 2008. Puis c’est l’effondrement avec la crise financière mondiale. »

 

Henry LAURENS, « Le pétrole : une malédiction ? », Les Collections de l’Histoire, n°69, octobre 2015, p. 60-63

Le décollage économique de l’Inde à partir des années 1980

« Le décollage économique de l’Inde commence dans les années 1980. Sur cette période, la croissance dépasse pour la première fois les 5%, grâce à la révolution verte accomplie dix ans plus tôt. Les mesures adoptées en 1991 vont accélérer le rythme. Cette année-là, le pays, confronté à une crise des paiements, est contraint de libéraliser son économie pour obtenir l’aide du Fonds monétaire international (FMI). C’est la fin du système « licence raj », ou « permis roi », par lequel chaque entreprise devait obtenir des autorisations administratives pour importer, exporter ou démarrer une nouvelle production. L’Inde sort de longues décennies d’une économie administrée et planifiée. La hausse du produit intérieur brut (PIB), à son apogée au début des années 2000, a d’abord profité aux services, notamment informatiques. Fait unique dans l’histoire du développement, l’Inde a connu la révolution des services avant de connaître celle de l’industrie.
Des îlots d’excellence apparaissent ici ou là, comme l’industrie pharmaceutique ou automobile, mais, dans son ensemble, le secteur manufacturier enregistre de piètres performances. Les raisons sont nombreuses : manque d’infrastructures, difficulté à acquérir des terrains pour construire des usines, rigidité de la législation du travail, bureaucratie rampante et parfois tatillonne, corruption. […]
Le secteur tertiaire est incapable d’absorber à lui seul les 300 millions d’Indiens qui s’apprêtent à entrer sur le marché du travail d’ici à 2030, ni la main-d’œuvre qui doit quitter une agriculture au poids économique déclinant. […]
À quelques kilomètres des campus informatiques rutilants de Bangalore […], sur des centaines d’hectares, des millions de roses sont cultivées chaque année, principalement destinées à l’exportation. […] Le secteur horticole, est devenu, en Inde, le moteur de la croissance du secteur agricole, avec une production qui a presque doublé en dix ans. Outre les roses, l’Inde est devenue le premier producteur d’épices au monde et a entrepris de protéger les plantes médicinales convoitées par les laboratoires pharmaceutiques. »

 

Julien BOUSSOU, « Les niches de l’excellence de l’industrie », Le Monde, hors-série « L’Inde, le réveil », janvier 2014, p. 52 à p. 54

L’écrivain Albert CAMUS observe la situation en Algérie (1955)

En octobre 1955, Albert CAMUS (1913-1960) adresse une lettre publiée dans « Communauté algérienne », le journal d’Aziz KESSOUS, militant algérien.

 

« Supposer que les Français d’Algérie puissent maintenant oublier les massacres de Philippeville* et d’ailleurs, c’est ne rien connaître au cœur humain. Supposer, inversement, que la répression une fois déclenchée puisse susciter dans les masses arabes la confiance et l’estime envers la France est un autre genre de folie. Nous voilà donc dressés les uns contre les autres, voués à nous faire le plus de mal possible, inexpiablement […].
Nous sommes condamnés à vivre ensemble. Les Français d’Algérie, dont je vous remercie d’avoir rappelé qu’ils n’étaient pas tous des possédants assoiffés de sang, sont en Algérie depuis plus d’un siècle et ils sont plus d’un million. Cela seul suffit à différencier le problème algérien des problèmes posés en Tunisie et au Maroc où l’établissement français est relativement faible et récent. Le « fait français » ne peut être éliminé en Algérie et le rêve d’une disparition subite de la France est puéril. Mais, inversement, il n’y a pas de raison non plus pour que neuf millions d’Arabes vivent sur leur terre comme des hommes oubliés : le rêve d’une masse arabe annulée à jamais, silencieuse et asservie, est lui aussi délirant. Les Français sont attachés sur la terre d’Algérie par des racines trop anciennes et trop vivaces pour qu’on puisse penser les en arracher. Mais cela ne leur donne pas le droit, selon moi, de couper les racines de la culture et de la vie arabes. J’ai défendu toute ma vie […] l’idée qu’il fallait chez nous de vastes et profondes réformes. On ne l’a pas cru, on a poursuivi le rêve de la puissance qui se croit toujours éternelle et oublié que l’histoire marche toujours et ces réformes, il les faut plus que jamais […].
Oui, l’essentiel est de maintenir, si restreinte soit-elle, la place du dialogue encore possible ; l’essentiel est de ramener, si légère, si fugitive qu’elle soit, la détente. Et pour cela, il faut que chacun de nous prêche l’apaisement aux siens. Les massacres inexcusables des civils français entraînent d’autres destructions aussi stupides, opérées sur la personne et les biens du peuple arabe. On dirait que des fous, enflammés de fureur, conscients du mariage forcé dont ils ne peuvent se délivrer, ont décidé d’en faire une étreinte mortelle. Forcés de vivre ensemble, et incapables de s’unir, ils décident au moins de mourir ensemble. Et chacun, par ses excès renforçant les raisons et les excès de l’autre, la tempête de mort qui s’est abattue sur notre pays ne peut que croître jusqu’à la destruction générale. Dans cette surenchère incessante, l’incendie gagne, et demain l’Algérie sera une terre de ruines et de morts que nulle force, nulle puissance au Monde, ne sera capable de relever dans ce siècle.
Il faut donc arrêter cette surenchère et là se trouve notre devoir, à nous, Arabes et Français, qui refusons de nous lâcher les mains. Nous, Français, devons lutter pour empêcher que la répression ose être collective et pour que la loi française garde un sens généreux et clair dans notre pays ; pour rappeler aux nôtres leurs erreurs et les obligations d’une grande nation qui ne peut, sans déchoir, répondre au massacre xénophobe par un déchaînement égal ; pour activer enfin la venue des réformes nécessaires et décisives qui relanceront la communauté franco-arabe d’Algérie sur la route de l’avenir. Vous, Arabes, devez de votre côté montrer inlassablement aux vôtres que le terrorisme, lorsqu’il tue des populations civiles, outre qu’il fait douter à juste titre de la maturité politique d’hommes capables de tels actes, ne fait de surcroît que renforcer les éléments anti-arabes, valoriser leurs arguments, et fermer la bouche à l’opinion libérale française qui pourrait trouver et faire adopter la solution de conciliation.
On me répondra, comme on vous répondra, que la conciliation est dépassée, qu’il s’agit de faire la guerre et de la gagner. Mais vous et moi savons que cette guerre sera sans vainqueurs réels […].

 

*Le 20 août 1955, les indépendantistes algériens manifestent dans les rues de Philippeville (aujourd’hui Skikda) et El-Alia. Plusieurs dizaines d’hommes, de femmes, d’enfants sont tués. Les colons et les militaires réagissent en massacrant à leur tour des musulmans pris au hasard dans la rue, faisant officiellement 1 273 morts.

 

Albert CAMUS, Actuelles III. Chroniques algériennes, 1939-1958, Paris, Gallimard, 1958, p. 85 à p. 87

États-Unis et Arabie Saoudite : les « liens du pétrole » depuis 1945

Le 14 février 1945, le président des États-Unis Franklin Delano ROOSEVELT […] propose au régime saoudien le soutien américain et la garantie de la sécurité de son territoire contre l’exploitation de ses richesses pétrolières. Le roi accepte d’attribuer des concessions pétrolières à la société ARAMCO (Arabian American Oil Company), contrôlée principalement par des compagnies américaines, sur 1 500 000 km² pour une période de soixante ans. […] Les États-Unis peuvent quant à eux contrôler les ressources saoudiennes et s’appuyer sur un allié de poids dans la région. En effet, le pétrole prend une importance considérable pour la croissance économique américaine et le Moyen-Orient devient progressivement le centre de l’industrie pétrolière. Les intérêts entre les deux pays convergent donc dans les années 1940. Le rapprochement entre les deux pays se renforce tout au long de la Guerre Froide, période durant laquelle l’Arabie Saoudite devient un allié important contre la propagation du communisme dans la région […]
Le gouvernement saoudien comprend que l’or noir constitue un atout essentiel pour l’avenir de son pays qui détient 42 % des réserves mondiales. Ses champs pétroliers lui assurent encore un siècle d’exploitation. L’Arabie Saoudite devient le premier producteur et le premier exportateur mondial de pétrole brut […]. A partir de 1972, le gouvernement [saoudien] étend son emprise sur l’ARAMCO […] Le pays prend alors en charge l’ensemble de l’exploitation du pétrole, de la prospection à son acheminement, et assure à l’Occident un approvisionnement en pétrole à bas prix. Il est le seul pays producteur à pouvoir influer directement sur le cours du pétrole : en effet, grâce à ses réserves pétrolières, il peut augmenter très rapidement sa production et avoir un impact sur les prix du pétrole. L’Arabie Saoudite peut ainsi équilibrer les cours du baril en cas de besoin. Elle joue donc un rôle majeur dans le cadre de l’OPEP (Organisation des pays exportateurs de pétrole) créée en 1960 […]
Dans les années 1990, la dynastie saoudienne est de plus en plus critiquée par certains milieux d’affaires et d’intellectuels, par des jeunes universitaires et surtout par des milieux d’extrémistes religieux pour son alliance avec les États-Unis. […] En novembre 1995, cinq Américains sont victimes d’un attentat à Ryad. Le 25 juin de l’année suivante, la base aérienne de Khobar est également la cible d’une attaque entrainant la mort de 19 Américains. Les attentats du 11 septembre 2001 contre les Twin Towers à New York et contre le Pentagone jettent un froid dans les relations américano-saoudiennes. 15 des 19 terroristes identifiés sont de nationalité saoudienne. L’Arabie est alors perçue par l’opinion publique américaine comme une terre d’extrémisme religieux, un foyer du terrorisme international et la méfiance s’installe.
Mais en tant que premier consommateur de pétrole au monde, les Etats-Unis ne peuvent se détacher réellement de l’Arabie Saoudite qui représente un allié économique et stratégique de taille dans la région. Le pétrole reste donc un enjeu essentiel pour les deux pays […] Malgré l’instabilité de la région, le Moyen-Orient détient 65,4 % des réserves mondiales et fournit 41,4 % des exportations. Les Etats-Unis ont alors un réel intérêt à « pacifier » la région et à maintenir de bonnes relations avec son allié traditionnel saoudien.

 

Lisa ROMEO, « Etats-Unis et Arabie Saoudite : les liens du pétrole de 1945 à nos jours », Les clés du Moyen-Orient, 17 septembre 2010
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